La sieste était terminée. Les charrons avaient examiné tous les véhicules. Aucune réparation importante ne s’imposait. Les forgerons, léchés par les rayons du soleil, étaient reposés. L’ombre épaisse de l’arbre les avait rejoints, rattrapés. Il était temps de partir. Ils n’attendaient qu’un ordre.
Kleworegs avait fini d’écouter le prêtre. Il l’avait accompagné un instant quand, vexé de leur inattention et de leur désinvolture, il s’était éloigné de ses auditeurs. Qu’ils restent, émoustillés par ses considérations sur l’état du monde et la perversité des Muets, à échanger leurs plaisanteries graveleuses ! Ils riaient, se racontant de grosses blagues peu ragoûtantes, plus malpropres qu’obscènes. Un beau ramage ! Cela commençait à bien faire. Il était loin d’être prude, mais ces propos, bons pour des serviteurs, n’étaient guère à son goût. Il se releva. Il mit son glaive au côté. Les guerriers se turent. Les rires gras cessèrent.
Le calme s’installa. Les guerriers debout réveillèrent leurs compagnons encore assoupis en dépit de leurs joyeuses clameurs. Il fit un tour d’horizon de ses troupes. Par acquit de conscience, il jeta un coup d’œil sur ses captifs endormis. Leur pitance ne les avait pas rendus somnolents, mais ils avaient jugé, avec un bel ensemble, qu’un surplus de repos était bon à prendre. Il les réveillerait en dernier. Bon sommeil et nourriture simple, mais abondante, c’était son secret pour faire de ces pouilleux de beaux serviteurs assurant un maximum de travail sans rechigner.
Il allait regarder du côté des sentinelles. Il n’y aurait, en un tel endroit, pas songé un autre jour… mais il y avait ce rêve, revenu le travailler. À première vue, elles accomplissaient leur office à merveille… Hélas, rien ne ressemble plus à un guetteur éveillé qu’un autre endormi. Il lui suffit de s’être, avant que le sommeil ne le prenne, adossé à un arbre ou appuyé sur sa lance.
(« Sont-elles toutes sur le qui-vive, promptes à l’alerte et à la riposte ? » ) Son expérience lui hurlait que non. Il était fatal qu’une – (« Bien beau s’il n’y en a qu’une ! » ) – d’elles, comptant sur la vigilance des autres, somnole ou rêvasse. Si chacun se fiait ainsi à autrui pour assurer la garde, la catastrophe montrerait vite son nez.
Il ne faisait encore que le subodorer. Il le vérifierait sans tarder. Priant Thonros de s’être trompé, il prit son javelot. Il se campa face à l’arbre sacré et lui demanda, en une muette supplique angoissée, son pardon. Son sacrilège était pour la bonne cause.
Rassuré, il lança le trait vers le tronc imposant. Il s’y ficha avec un bruit sec, vibra quelques instants après le choc, s’immobilisa. Toutes s’étaient déjà retournées, comme un seul homme, vers sa source.
Toutes, sauf une… Émergeant d’une rêverie qui le rendait béat, un petit gros s’ébrouait et secouait la tête. Soudain, il reprit ses esprits. Quelque chose de grave venait d’arriver. Il écarquilla les yeux. On lui parlait ? Kleworegs le dévisagea avec colère.
– En terre hostile, tu serais déjà mort, et peut-être dix hommes plus vaillants que toi, par ta seule faute, seraient partis en ta compagnie. Que crois-tu donc mériter ?
Le gros garçon – il en était à sa première expédition et n’avait pas plus de seize ans –, enfin réveillé, le regarda droit dans les yeux, mi-arrogant, mi-soumis.
– Ce que méritent les mauvaises sentinelles…
Il allait répondre. Il n’en eut pas le temps. Plus vif qu’il n’en avait l’air, l’accusé enchaîna, incisif, comme en reproche à qui l’interrogeait.
– … Comme celles qui réfléchissent en montant la garde, ou comme celles qui, entendant un bruit suspect, se tournent vers son origine sans penser que l’on ne doit pas chercher à savoir où a frappé une arme, mais d’où elle vient.
D’un coup, comme en tacite acceptation d’un ordre, il se tourna vers les autres. Son regard parcourut leurs rangs. Il n’en fut pas fier. Si une minorité, suivant son enseignement, scrutait tout à l’entour en essayant de repérer qui avait fait ce bruit, la plupart contemplaient encore, bouche bée, la hampe fichée dans le tronc du géant. Qui l’avait envoyée, et d’où, semblait les cadets de leurs soucis.
Rares étaient les sentinelles dignes de ce titre. Observant la moindre touffe d’herbes susceptible de cacher un ennemi, se tenant prêts à lancer sur lui leur javelot, elles témoignaient de leur vertu guerrière. Il en fit le compte. C’était maigre ! Leur récompense n’en serait que plus belle. Il passa aux autres. Indulgent et prompt à pardonner, il essaya de leur trouver des excuses. Les guetteurs béant face à son javelot croyaient qu’il n’y avait aucun danger (Ne leur avait-il pas assez seriné depuis six ou sept jours ?) dans ces parages. Restait l’irrécusable. Si par malheur ils avaient eu la même attitude en zone dangereuse ou même douteuse, ils auraient pu tous y passer, et bien d’autres avec eux.
Ils étaient sentinelles. Ils connaissaient, ou auraient dû connaître et appliquer avec zèle leur consigne, où qu’ils soient. Ils étaient encore tout jeunes. Se sachant en sûreté, ils avaient manifesté une insouciance bien de leur âge, si contraire à leur rôle. Il devait faire un exemple, prendre des sanctions.
D’abord, symbolique, mais vexant au dernier degré, il mit tous les jeunes coqs qui avaient failli en arrière-garde, non avec les auxiliaires, qui s’étaient bien battus et n’auraient pas supporté les bannis à leurs côtés, mais derrière eux. Ils étaient tous de bonne lignée. Leur condamnation à la surveillance des captifs les marquerait longtemps. Ils se rappelleraient, désormais, qu’il ne suffit pas de fixer les armes semblant surgir du néant. Il est plus important, sinon vital, d’en définir la provenance. Ce séjour dans la garde-chiourme, tout en queue de troupe, valait une lune d’explications.
L’affaire des gardes mal aguerris était réglée. L’humiliation suffirait. Il n’aurait pas à les sanctionner plus avant. Il laissa cependant planer cette menace pour briser l’orgueil des éventuels plus endurcis. Ils ne pouvaient s’imaginer ce qui, à part la mort, serait pire que leur honte actuelle.
Restait le plus coupable. Un malin. Il avait détourné sa colère sur d’autres moins fautifs, et s’en était fait oublier au plus fort de son courroux. Calmé, il le regardait, dubitatif. Quel sort lui infliger ? La gravité de sa faute l’exposait à un très sévère châtiment. Il avait le droit de le faire mettre à mort. Bien des chefs de sa connaissance n’auraient pas hésité. Il n’était pas d’une nature sanguinaire. S’il avait tué, il s’en vantait assez, plus de cinquante ennemis de sa main, cela avait toujours été dans la chaleur du combat ou face à un défi si insupportable qu’il ne méritait d’autre réponse que la mort de l’éhonté. Il n’avait pas le droit de priver sa tribu et son peuple d’un homme rusé, sans doute courageux. Le garçon ne devait pas périr pour sa faute stupide. Dieux merci, la punition à infliger à un des siens, pour une telle affaire, était de son ressort. Il avait toute latitude d’appréciation. Il n’avait le sang d’aucun de sa tribu sur les mains. Puissent les dieux lui laisser cette virginité !
Au moment où il avait commencé à l’interroger, Kleworegs l’avait regardé droit dans les yeux. Dans ces yeux qui ne se baissaient pas, dans ce regard qui ne cillait pas, il y avait (il en aurait juré) un inextricable mélange de sentiments : la reconnaissance de sa culpabilité, l’acceptation de sa punition, mais aussi un défi, un « Tu n’oseras pas me faire mettre à mort ! » . Il y avait encore le désir de savoir à quoi elle ressemblait, et la jouissance à l’affronter, s’il perdait son pari sur l’indulgence de son roi.
Ce regard ! Il n’avait pas peur de la mort. Elle le fascinait. Il en acceptait la perspective avec la même curiosité qu’il devait mettre à s’intéresser à celle des autres. Il l’épargnerait, tout en le traitant de façon à s’assurer sa fidélité éternelle. Ce serait un avertissement supplémentaire aux jeunes chiens fous de sa troupe. Ils ignoraient tout de sa conduite envers les mauvais éléments. L’angoisse d’une punition sévère, s’ajoutant à leur humiliation, leur enseignerait la vigilance.
Quant au petit gros… Quelle énigme ! … (« Il craint la mort, jouit en même temps à son idée. Oui, il attend et refuse son supplice dans un même mouvement… En plus, il m’a deviné. Je pousserai le jeu à l’extrême, mais lui laisserai la vie… Le punir comme il le mérite, c’est perdre un élément de valeur idéal pour les sales besognes, et qui se fera un plaisir de les accomplir. Le gracier, c’est m’exposer à son mépris, ou à sa haine. Comment me l’attacher ? J’en aurai usage. Il sera une arme parfaite en tous points, si j’implante en lui cet attachement de molosse qui est sa vraie nature… » )
– Cet arbre est trop sacré pour qu’un mauvais comme toi soit pendu à ses branches ! Remontons tous en char, trouvez-lui une sale rosse, entravez-le dessus, à rebours, et qu’il médite sur les devoirs de sa charge jusqu’à l’arbre suivant ! (« Un subterfuge minable ! Mais il me donnera peut-être le temps de trouver une solution. » )
Tous louèrent sa sagesse. Il avait agi avec piété et montré sa science de la loi. Beaucoup de chefs se seraient attiré la colère du dieu de l’arbre hospitalier en suspendant un maudit à ses branches. D’autres l’auraient obligé à marcher avec les captifs-bétail. Un guerrier, même auteur d’un grave délit qui lui fait perdre son nom et le relègue dans les limbes de sa caste jusqu’à réparation, reste un homme. Le crime mérite châtiment. Montrer au bétail qu’un guerrier peut être réduit à son niveau lèse le bon sens et le plan divin. Il devrait même replacer les punis en arrière-garde avant les auxiliaires… Non, il aurait l’air de ne pas savoir ce qu’il voulait. Les punis étaient des hors-caste provisoires. Les troisième caste n’auraient pas admis qu’ils aillent devant eux alors que la punition n’avait pas été levée.
La relégation pour les négligents, les liens pour le fautif, étaient justes. Sur un cheval, même une horrible rosse cagneuse, le coupable restait toujours de son peuple, bien au-dessus de la misérable tourbe des captifs destinés à le servir.
Un maussade après-midi venteux s’écoula, suivi d’une longue nuit claire. Les gardes tentèrent de faire oublier leur attitude. Désinvoltes la veille, ils se montrèrent attentifs à l’extrême à tout bruit suspect. Kleworegs (qui dormait comme un loir) renouvellerait l’épreuve de la veille. À aucun instant ils ne relâchèrent leur attention. La punition de celui qui dormait pendant sa garde serait très lourde… N’avait-il pas parlé de le pendre ? … Ils ne seraient pas surpris comme lui pour la partager. Seuls les vétérans savaient. Ils ne firent rien pour les détromper ou les rassurer.
Très tôt le lendemain, Kleworegs donna l’ordre du départ. Le lent et morne cheminement se poursuivit. La présence proche des forêts couvrant leur terre bénie ne les dérida guère. À peine si quelques chants s’élevèrent. Le surlendemain, victorieux et de retour dans ces bois immenses et giboyeux, ils oublieraient leur fatigue. Ils presseraient le pas, soudain avides de retrouver leurs foyers et de découvrir leurs nouveau-nés. En attendant, ils commentaient le prochain châtiment de la sentinelle endormie.
Ils avaient remarqué son attitude crâne devant la perspective de son supplice. Les vétérans s’en réjouissaient… Il sauverait sa peau. Les plus jeunes tremblaient… Kleworegs choisirait d’être impitoyable. Son insolence l’avait irrité au plus profond. Comment expliquer, sinon, qu’il prolongeait, au-delà du raisonnable, l’attente du supplice. Il ne trouvait aucun des arbres rencontrés à son goût, commentant chaque fois les raisons de son insatisfaction. À la place du condamné, ils auraient depuis longtemps craqué et l’auraient supplié de leur pardonner ou de hâter leur supplice. Or, au bout d’une après-midi, d’une nuit et d’une matinée longues et terribles, il était toujours le même, très pâle, très calme. Comme si c’était un lointain étranger, non lui, qui périrait bientôt par la corde !
Il plaisait de plus en plus à Kleworegs. Il saurait l’épargner. Soudain, son visage s’illumina. Il prit son outre et se vida dans le gosier une large rasade d’hydromel, satisfait. Il avait sa solution.
Il était ciel rouge du soir, heure fertile en maléfices et sortilèges. Le temps d’une halte bienvenue arrivait. Ce serait près de cet arbre énorme, droit devant. Il semblait avoir poussé tout exprès pour fournir un excellent gibet, avec une longue et forte branche, bien droite, à hauteur adéquate. Kleworegs envoya deux hommes l’examiner. Ils revinrent vite. Tout chancreux, signe d’infamie, il convenait à ses projets. Quelques ossements, épars à son ombre, confirmaient cet usage.
Le jeune condamné le regarda avec fixité, à s’en faire mal aux yeux. Il soupira, comme apaisé. Ses voisins sursautèrent. Ce soupir face à l’instrument de son supplice détonait. Était-il signe de la fin de la tension qui l’habitait depuis qu’on l’avait juché sur l’ignoble rosse, d’un début de folie due à la torturante attente, ou du soulagement de voir cesser leur harcèlement ?
Relégués avec lui en fin du cortège pour leurs réactions lentes et ineptes à l’épreuve de Kleworegs, ils n’avaient pas supporté leur disgrâce. C’était le résultat de sa remarque sur leur douteuse efficacité. Ils n’avaient cessé de le houspiller tout le long de la soirée de la veille et de cette journée… une éternité. Leur attitude avait ulcéré Kleworegs. Il leur ferait honte ! Il avait été autorisé à chevaucher à nouveau tête vers l’avant, récompense pour son calme face aux moqueries. Elles n’avaient pas cessé pour autant. Il avait de nouveau dû intervenir et menacer les plus fautifs et les plus acharnés à insulter et à se moquer. La menace avait porté. Les vexations, sans cesser, étaient devenues, bien que toujours venimeuses, discrètes. Il ne manquait pas de caractère. Il ne réagissait pas, méprisant les insultes et, plus encore, les insulteurs. Si l’un de ces relégués en arrière-garde pour être restés à regarder, stupides, son arme, sans chercher à savoir qui l’avait lancé, et d’où, pouvait oublier ses menaces et exagérer ! Il le ferait lier à rebours sur son cheval. Tous sauraient le prix à payer pour qui accable un fautif en route vers son supplice ! Ils le sentirent. Ils restèrent toujours, envers lui, en deçà de la ligne qu’il leur avait tracée.
La vue de l’arbre changeait tout. Tous les guerriers, même ceux qui avaient témoigné de la plus mesquine hargne à son encontre, se turent. La vision du bois sacrificiel se découpant dans le ciel parcouru de traînées sanglantes annonçait la mort prochaine d’un des leurs. Le jeune homme dodu n’était pas un bon camarade. Ils ne le connaissaient guère… Ils se mettaient à le regretter, à regretter leur attitude. Elle avait été, Kleworegs avait raison, indigne. Bien des négligents exilés à l’arrière-garde, y compris les plus durs envers lui, se jurèrent, sur cet homme qui allait mourir (serment solennel et contraignant), d’exercer leur vigilance avec un zèle accru. Il y avait peut-être dans ces décisions de la peur. Il y avait surtout le sentiment, d’autant plus fort qu’ils l’avaient houspillé avec plus de violence, qu’ils auraient pu être à sa place, et moins bien se tenir. Celui qui allait périr avait été courageux, un peu féroce, même, mais cela ne messied pas à un vaillant combattant. Il ne se liait pas. Il était taciturne et distant. C’était sa nature. Personne ne pouvait prétendre qu’il lui avait, sauf la veille, fait du tort. Aux ennemis, oui, mais sont-ce des personnes ? … Et c’était son devoir de guerrier. Nul ne devrait salir sa mémoire quand il aurait expié.
Kleworegs ressentait, en empathie, ces tempêtes sous leur crâne. Les captifs se réjouissaient. Un drame plaisant se déroulait sous leurs yeux. Ils n’avaient pas tous les jours l’occasion d’assister à l’exécution d’un ennemi. Seule la crainte que leur joie mauvaise n’entraîne des représailles les dissuadait de la manifester plus fort. Que le maudit soit tué par les siens n’ôtait rien à leur plaisir. Seuls les plus courageux et les plus récents, impatients dans leurs liens, boudaient leur joie. S’ils avaient pu l’expédier eux-mêmes chez ses pères ! Ce bonheur leur était interdit. Ils se contenteraient du spectacle. La mort d’un oppresseur est toujours agréable.
Il ne fut pas long à percer ces sentiments. Il y mit le holà. Ils n’assisteraient pas au supplice. Pour les empêcher d’en rien voir, il installerait autour d’eux, leur bouchant la vue, un cordon de chevaux et de chariots, et les éloignerait au maximum du gibet… C’était la moindre des précautions.
Ils étaient arrivés au pied de l’arbre. Il mit pied à terre, et tous après lui.
Le regard de Kleworegs était encourageant, malgré une affectation de brûlante sévérité. Il sursauta. Il ne doutait plus. Il n’était pas encore mort. Depuis qu’il avait posé les yeux sur lui pour lui délivrer sa condamnation, il en avait eu la confuse appréhension. Elle avait dormi en lui, vague, nébuleuse. Il n’avait jamais su, tout au long de son calvaire, si elle était fondée ou s’il s’agissait d’un chemin de traverse pris par son imagination pour fuir la mortelle réalité.
Ce simple regard, où tant d’autres n’auraient vu qu’une sentence de mort sans appel, avait transformé son fol espoir en une virtualité ne demandant qu’à prendre corps. Il ferait tout pour qu’elle se réalise. Il sortirait vivant de l’épreuve. Cette certitude intime l’envahit. Il se retint pour ne pas éclater en sanglots. Ce serait le comble s’il ne bridait pas ce réflexe idiot. Il passerait pour lâche devant la mort, quand il n’était que soulagé et joyeux devant la perspective d’être sauvé… Sans compter, suprême ironie, que ses larmes, mal comprises ou mal interprétées, pouvaient, cette fois, lui valoir une mort sans appel. On ne pardonne pas aux couards.
Il fit un énorme effort. C’était vital. Il parvint, à l’ultime seconde, à les refréner. Juste à temps. Un des vétérans s’approchait.
Il désentrava ses pieds et libéra ses jambes. Son chef fit s’écarter les captifs. Ils ne verraient ni entendraient rien de ce qui suivrait. Un guerrier ne meurt pas de la main des siens devant des gens d’un statut inférieur, encore moins devant des étrangers et des captifs. Ce n’était pas le pire. Il pouvait flancher au dernier moment, hurler, implorer pitié. Il n’y croyait guère. Il n’était pas de ceux qui faiblissent à l’heure de vérité, et s’y dégradent… Il n’avait pas le droit d’en négliger le risque. Quelle honte si les yeux malveillants des Muets surprenaient un tel accès de faiblesse ! Les guerriers admirent les raisons de ce surcroît de travail. Sans maugréer ni protester, ils les rassemblèrent et les forcèrent à s’asseoir derrière les chariots de butin.
Les forgerons frétillaient d’aise à l’idée du proche spectacle. Il se crispa. Il eût été bien inspiré de les en priver eux aussi. N’étaient-ils pas d’un statut inférieur ? Mais ils étaient des leurs, avaient capturé nombre de ces Muets exilés derrière les chariots du butin, pris aux ennemis des trésors sans pareil. Les traiter comme leurs captifs eût été inconcevable. S’il leur en confiait la garde ? Ils y verraient une mesure vexatoire. Mieux valait l’oublier. Quel dommage que ces armuriers soient aussi capables, et aussi bons guerriers – S’être ainsi piégé ! – aussi bons combattants. Il les eût, sinon, avec plaisir et sans scrupule aucun, relégués à des tâches viles et inutiles, possédant toutes l’inestimable avantage de les tenir éloignés du gibet. Ce n’était qu’un rêve. Mettre à l’écart des hommes de cette trempe, à commencer par leur patriarche, n’était pas si facile.
Qu’importe, Il avait son plan – Il déplairait aux prêtres. C’était le moindre de ses soucis – pour résoudre le problème posé par ses prétentions. Il ferait, dès que l’occasion s’en présenterait, un don au colosse… Un don qui calmerait ses ardeurs et le disqualifierait… Oui, ça devrait marcher… Et il n’avait pas d’autre solution.
Le temps de la réflexion était passé. Son regard revint vers l’arbre gibet. Un autre vétéran, agile comme un écureuil malgré sa démarche claudicante, grimpait, s’aidant de ses excroissances maladives et de ses chancres, le long du tronc épais. Arrivé à la fourche d’où partait à angle droit la branche destinée à recevoir la corde, il s’y engagea sans crainte. Elle semblait solide, pleine de vie à voir les bouquets de feuilles roussissant, de taille à supporter sans se briser le poids de deux beaux taureaux. Même chargé de tous les crimes de la terre, un homme ne pèse jamais autant.
Il avança le plus loin possible. Il détacha de sa ceinture son long lasso de cuir tressé. C’était son meilleur ami. Il en usait avec une rare virtuosité et se disait capable d’arrêter avec lui un aurochs en pleine course. Il s’en était déjà souvent servi pour capturer de jeunes bovins ou des serviteurs évadés. Une fois, et il en était très fier, pour immobiliser un mange-miel furieux attaquant une troupe de petits paysans. Il l’était moins en ce jour. Il servirait, assujetti sur la maîtresse branche, à une trop sinistre besogne. Il oublierait de le reprendre si le jeune garde y périssait accroché.
Toujours juché, le pied bot fit coulisser le nœud coulant. Souple, bien fait, il briserait net le cou de la victime, au lieu de la laisser étouffer longtemps, langue pendante et yeux exorbités. Cette perspective le dégoûta. Il examina une nouvelle fois son travail. Kleworegs n’irait pas jusqu’au bout, mais… Autant lui éviter une mort ignominieuse, s’il était soudain devenu sanguinaire.
La corde était prête. Les conversations n’avaient pas cessé durant ces manipulations. Elles se turent d’un coup. La branche, la corde, rendaient présente la mort. Toute une cour de justice délivrant son jugement n’eût pas été plus éloquente. Le gros jeune homme, témoin impassible de tous ces macabres préparatifs, eut le plus grand peine, surpris par ce silence tombant comme une chape de plomb, à retenir des frissons. Tout était fait pour allonger au maximum les préliminaires de son exécution. C’était exaspérant… c’était rassurant. On ne mettait pas sans raison sa fermeté d’âme à l’épreuve. Combien, à sa place, seraient déjà devenus fous ?
Malgré son courage, il peinait à dompter la bête en lui, dévorée par la peur. Une irrépressible coulée de sueur parcourut son échine. Dieux merci, nul ne s’en aperçut dans la lueur du jour passant à la brune.
Il avait, dans son angoisse, une énorme envie de hurler. Qu’on en finisse, par les dieux ! En même temps, il regardait tous ces préparatifs comme s’il observait des fourmis traînant du grain tombé sur un sentier ou des corbeaux se disputant une charogne. Bien plus, son esprit sortait de son corps. Un second lui, impalpable et intangible, l’examinait et le jugeait. Il était satisfait. Son premier, sur sa rosse, se tenait bien devant la mort.
Il affecta une totale indifférence. Elle lui vaudrait l’estime générale. Le vétéran qui l’avait désentravé prit la haridelle par la bride et la mena vers l’arbre d’un pas lent, mais décidé. C’était le cheval le plus laid et le plus rétif parmi tous ceux capturés. Quelle honte de chevaucher cette bête, plus proche du cheval servile venu du midi outre les montagnes que du coursier ! Elle en effaçait son angoisse.
Ils arrivèrent sous la branche, à son exacte verticale. D’autres vétérans se précipitèrent. Ils l’aidèrent à se mettre debout sur le dos de la rosse. L’un d’eux, avec des gestes amicaux et presque tendres, lui passa sous le menton la corde du supplice. Dans la situation où il se trouvait ! Le guerrier si précautionneux voyait-il combien ses gestes étaient risibles ? Cet amusement fut bien fugitif. À l’instant, d’autres sujets, vitaux, requirent tous ses soins. Il devait se tenir sur la pointe des pieds pour éviter d’être étranglé par le cuir qui lui enserrait la gorge. Il avait mal. Ses kilos en trop, pesant à ses extrémités, tiraient tous ses muscles. Il serait, s’il s’en sortait, toujours tempérant… Ah, s’il avait participé avec plus de régularité et de zèle aux danses des guerriers ! Il aurait su faire des pointes. Il souffrirait moins.
(« Nous y voilà ! » ) Il s’était familiarisé, pendant leurs deux jours de cohabitation forcée, avec son caractère. La rosse dont il sentait les dorsaux sous le coussinet de ses orteils était plus susceptible que ces plantes dont les gousses éclatent, projetant leurs graines à l’entour, au plus léger effleurement. Une vraie boule de nerfs. Le moindre éternuement, la plus infime douleur, la faisaient se cabrer, ruer, se rouler à terre. Sa situation était précaire. Le guerrier désigné comme bourreau lui parla avec douceur. Sensible à ce ton et à ces sonorités inhabituels, elle consentit à observer la plus stricte immobilité. Pourvu qu’elle persiste dans ces bons sentiments ! (« Bhage ! Que rien ne vienne la troubler ! » ) Un peu trop de vacarme, un taon en mal de piqûre, elle se lancerait, en un instant, dans un furieux galop, causant sa mort nette et sans bavures.
Kleworegs s’approcha, l’allure calme et décidée. Il fut très admiré. Ainsi marche le dieu de la justice. Il installa son cheval, le plus beau de la troupe comme il sied au chef, près de la vieille bourrique, autant pour la surveiller que la maintenir.
(« Pourvu que, de jalousie, elle ne se mette à ruer ! » ) Ses craintes en voyant arriver le superbe étalon furent vaines. Elle était d’un calme exceptionnel, quasi hiératique, comme consciente de la solennité du moment.
– Honte sur toi, qui as dormi pendant ton tour de garde ! J’espère que tu as eu le temps de t’en repentir la soirée d’hier et ce jour !
Il regarda son roi droit dans les yeux. Il ne desserra pas les dents. La question était de pure rhétorique. Il n’attendait pas de réponse. Il l’interrogeait à seule fin d’exposer sa théorie de la discipline.
Il avait bien jugé. Kleworegs, sans plus s’intéresser à lui, se tourna vers ses guerriers. Il prit un ton emphatique, s’écoutant déclamer. Ses paroles semblaient plus destinées au condamné qu’à ceux qu’il regardait, mais chacun en ferait sa provende.
– Pendant que tu cheminais sur le cheval d’opprobre, lié et courbé sous le poids de ta méprisable faute, tu as réfléchi et regretté ton crime. En vrai guerrier fils d’un de nos guerriers que tu es resté, j’espère, au fond de toi, tu as détesté et maudit ta conduite et ses possibles conséquences pour la troupe, non ton juste châtiment…
… Nous allons vérifier que tu as eu une attitude digne de ton sang. Si cela est, tu ne mourras pas. Tu redeviendras une personne, digne de combattre pour la gloire des tiens. La loi dit que, sauf en combat loyal et singulier, aucun de nous ne tuera un de sa race. Tu as, en dormant pendant ta garde, trahi ton sang… Il se peut, cependant, que tu aies ressenti, ensuite, pendant ton sursis, une juste haine de ton laisser-aller, danger pour nous tous. Elle t’aura sans conteste ramené parmi nous…
… Mais comment savoir si tu l’as, au fond de ton cœur, éprouvée ? Je pourrais te le demander. Si tu es resté loin de nous, tu mentiras. Le mensonge te sera si naturel qu’il aura l’exacte apparence de la vérité. Le Muet menteur est aussi crédible que celui des nôtres qui dit vrai en jurant par les grands dieux. Cela correspond à leur nature respective…
… Dieux merci, nous avons le moyen de savoir si un homme ayant perdu aux vents mauvais son pur vêtement de vérité en est à nouveau recouvert et protégé.
Il fit venir vers l’arbre, d’un geste impérieux, ses trois plus vieux guerriers. Il leur désigna le condamné juché, sur la pointe des pieds, sur l’échine de la rosse. Il donna un ordre au plus proche.
– Ôte-lui sa tunique !
Pour dissimuler ses bourrelets, toujours disgracieux et ridicules, plus encore chez un adolescent, il avait ajusté et lacé très serré sa peau de loup. Ces lanières, couvertes de sueur et de graisse, étaient difficiles à dénouer. Le vétéran sortit son poignard pour les couper. Kleworegs s’y opposa. Il le rappela à l’ordre. Qu’il se souvienne de ce point du rituel des exécutions : Il fallait dénouer, non couper, pour dénuder les condamnés ! Il s’escrima longtemps sur les boucles, ce qui était méritoire. Vu les circonstances, il s’abstint aussi de jurer, ce qui pour lui était héroïque. Ses gros doigts gourds, aux ongles courts et rongés jusqu’au sang, ne trouvaient pas de prise. Malgré la faiblesse apparente de l’effort et la fraîcheur de la nuit tombée, la sueur lui dégoulinait du front. Il arriva à ses fins. Il arracha la tunique délacée.
Il dévoila un torse glabre, couvert d’une épaisse couche de graisse que sa nudité exposait. Ce matelas adipeux absorbait sans dommage des coups à ébranler un arbre. C’était un avantage, mais il était quand même trop gras ! S’il survivait, Kleworegs lui demanderait de faire un peu fondre tout ça. (« Un guerrier doit avoir des muscles, pas ce sain de porc au gavage ! » )
Il fit signe au vétéran de s’éloigner sur son cheval. Il ne se fit pas prier. Sitôt hors de vue, il s’envoya un fond d’outre d’hydromel pour étancher sa soif et se récompenser de n’avoir pas sacré une seule fois, malgré l’envie qui l’en tenaillait. La rosse avait semblé, un instant, vouloir le suivre. Kleworegs, aidé par les deux autres, l’avait, à temps, rappelée à l’ordre. Anticipant son mouvement inattendu, ils s’étaient précipités vers elle et l’avaient maintenue calme et droite.
– Il va nous faire des conneries, ce bestiau. Surveillez-le bien !
Il avait chuchoté, à la limite de l’audible, à l’oreille de chacun. Malgré le ton doux, c’était un ordre, tout aussi impératif qu’un hurlement.
Le vétéran qui s’était éloigné de l’arbre et en avait profité pour se rafraîchir glotte et idées n’était pas allé loin. Sa dernière gorgée engloutie, sans même s’être essuyé la moustache du dos de la main, il s’était dirigé vers le plus proche bivouac. Réunis autour d’un grand feu, ses frères l’alimentaient de branches mortes et d’herbe sèche. Le combustible ne manquait pas. Le brasier en imposait. Arrivé près des flammes, il sortit son glaive. Il en plongea la lame parmi les braises. L’arme était d’un seul bloc. Il guetta, à travers le cuir dont on gainait la poignée en pareille occasion – Il valait mieux éviter de se faire plus mal que le supplicié –, le moment où elle deviendrait quasi impossible à tenir.
Bientôt, la chaleur du brasier, passant par la lame, s’était transmise à tout le glaive. Il le brûlait. Il retira du feu, serrant les dents, son ami de cent combats. Il l’embrassait chaque fois qu’il l’avait aidé à occire un ennemi. Il le regardait en cet instant avec hostilité. Il avait toujours eu horreur du feu et même du chaud.
Il patienta un instant, faisant passer la poignée d’une main à l’autre. Sa chaleur était devenue supportable. Il le tiendrait. Il assura sa prise et se dirigea vers son cheval. Plus sage que les hommes, il se tenait à distance raisonnable du feu. Le vétéran ne voulait pas lâcher son glaive ardent. Il se fit aider pour remonter sur sa bête. Le brandissant haut, il revint vers Kleworegs. (« Je me taperai bien un nouveau petit coup d’hydromel quand ce sera fini ! » ) Son roi fit signe à un autre guerrier de partir et de faire comme lui. En même temps, il tenait la rosse à l’œil : elle semblait avoir pris son parti de rester aussi immobile qu’une souche. On ne pouvait même pas se fier à sa folie.
Le vétéran au glaive de feu s’installa au côté du condamné. Kleworegs, la voix reposée par la courte interruption, reprit son discours.
– Guerriers, celui-ci, puisqu’il a perdu son droit à être nommé en péchant contre la loi des guerriers, a commis un crime des plus graves. Désigné au poste de sentinelle, il n’a pas, comme il en avait le devoir, assuré sa garde. C’est un grand crime… Mais il en existe un bien plus grave, capital, auprès duquel sa coupable négligence n’est rien…
… Vous le savez tous. Les prêtres et les producteurs, quand ils ont commis un crime, sont soumis à une épreuve. Bhagos, le distributeur, décide de leur culpabilité en les punissant lui-même. Par le poison, leur sort est scellé. S’il les tue, c’est la preuve, ou la confirmation s’ils récusent les témoins, de leur noir forfait. S’il les épargne, la preuve de leur innocence ou de la légitimité de leur acte. Alors, tout est dit. Le clan du coupable paie sa dette de sang…
… Mais la punition du guerrier n’est pas dans les mains de Bhagos. Il a cédé, pour les coupables de notre caste, son droit de sanction à Thonros, dieu de la guerre et des combats. Il est, à la différence de son double noir Mawort, aussi doté d’un solide jugement. Dans sa sagesse, après mûre réflexion, il a décidé. Le courage du guerrier absoudrait ses fautes comme sa lâcheté, ce crime absolu, le perdrait…
… En temps de combat, tu aurais été mis en avant-garde, aux points les plus exposés. Si je t’avais jugé responsable de la mort de trois guerriers, tu aurais dû tuer de ta main trois ennemis… Dire que certains appellent ça une punition ! C’est impossible. Je n’ai pas non plus le droit d’attendre notre prochaine campagne contre les Muets pour te punir ou te donner une chance de te racheter. D’ailleurs, je ne sais combien de têtes d’ennemis exiger de toi, avant de t’absoudre…
… Aussi subiras-tu l’épreuve du courage. Trois fois on t’appliquera sur le corps le plat d’un glaive plongé dans les flammes. Une fois sur l’épaule gauche, une fois sur la droite, une fois sur la poitrine…
Tout en s’adressant à lui, il n’avait cessé de regarder la foule indistincte des guerriers. Les visages, assombris par la nuit naissante, s’y confondaient. Ne distinguant plus leurs expressions, il revint à lui. Ses mâchoires s’étaient contractées. Il avait blêmi en entendant la sentence qui le frappait. Avant que Kleworegs ne se retourne, il s’était repris. Il arborait devant son chef, à un pas de lui, un masque indifférent. Même sous la douleur la plus extrême, il n’aurait, de lui, rien d’autre… Dût-il en mourir.
– … Ça te fera mal, très mal même. N’oublie pas que pour nous montrer ton courage, tu ne devras ni bouger, ni crier. En revanche, tu peux serrer les mâchoires pour supporter la souffrance. Ouvre la bouche que je mette ce tampon de cuir entre. Il t’empêchera de grincer des dents. C’est un bruit si insupportable que ton cheval pourrait avoir un mauvais mouvement.
Le gros garçon acquiesça de la tête et ouvrit la bouche. Il prévint le geste de son roi.
– Tu as raison, j’appartiens à Thonros, il serait mal que Bhagos me lui vole.
Les guerriers l’approuvèrent. Il était pieux. Thonros lui donnerait le courage de supporter son châtiment. Kleworegs l’avertit une ultime fois :
– C’est tout simple. Si tu gigotes trop, tu te pends. Si tu cries, cette rosse est si nerveuse qu’elle partira au grand galop. Dans ton intérêt, sois courageux !
La première lame avait eu le temps, pendant le discours, de refroidir un peu. Ce ne fut qu’une faible, quasi insignifiante souffrance, quand elle s’abattit sur son épaule gauche… Très loin d’une caresse, rien de la douleur atroce redoutée et espérée à la fois. En le faisant aussi peu souffrir, Thonros le moquait et le considérait comme un guerrier au rabais… Pourquoi se dépréciait-il ? Il était un héros. Il avait eu grand mal, et l’avait supporté avec cœur. C’était plus valorisant. Il s’y tiendrait. Le plus désagréable du supplice était l’odeur de peau grillée qui le prenait à la gorge. Pourvu qu’elle n’affole pas son cheval dément. À peine commençait-il à y penser que la première épreuve cessa.
Il était rassuré. Son deuxième tourmenteur arriva de l’autre côté. Sa lame se posa sur sa peau. Son intense chaleur, bien plus forte qu’il ne l’avait imaginée, le surprit. Elle venait de sortir du feu et n’avait pas eu le temps, comme l’autre, de se refroidir un peu. Comble de malchance, le propriétaire de ce deuxième glaive avait la paume de la main pleine de cals, quasi insensible à la douleur. Il n’avait jamais été aussi près de hurler ou de bondir. Soudain, prenant le relais de sa faible carcasse, une force l’immobilisa et lui bloqua les mâchoires. Il mordit son tampon de cuir avec violence… Ce craquement ! Ses dents qui se brisaient ? Il se contracta, voulut relever ses jambes pour prendre une position fœtale. Il aurait moins mal. La force qui le maintenait immobile et tétanisé prévint son geste. Il resta droit. La mort est un sein où ni peine, ni douleur n’ atteignent plus. Elle a le défaut de ne jamais laisser sortir.
Pour la troisième et dieux merci dernière partie de son supplice, il s’attendait à une douleur pire encore. Il s’y prépara, toute volonté tendue. Il n’en fut rien. Le troisième bourreau n’avait pas le cuir insensible de son prédécesseur. Le condamné avait, sous le derme, une épaisse couche de graisse. La souffrance s’y noya. Il étouffa un énorme ouf de soulagement. Il n’avait qu’un regret. Sa douleur aurait été encore moindre s’il avait eu, comme certains de ses compagnons plus âgés, le torse bien velu. Il en revint. Il aurait perdu au change. Les chevaux, indifférents à l’odeur de chair grillée, réagissent avec une extrême violence à celle du poil brûlé. Ils hennissent et ruent comme des possédés. Sa vie valait bien un léger surcroît de peine. De l’avoir sauvée lui donna la force de le supporter.
L’épreuve était terminée, la faute oubliée. Nul ne dirait jamais que Medhwedmartor avait pu faillir, ne serait-ce qu’un instant, à l’honneur !
Kleworegs congédia ses vétérans et vint se placer à côté du héros du jour. Un hurlement d’approbation s’éleva.
La rosse s’était bien tenue jusqu’à présent. Prémonition de son sort, effroi causé par les cris des guerriers, brusque envie de se dégourdir les pattes, elle piqua soudain un démarrage foudroyant. Il n’eut que le temps de saisir les jambes du garçon avant que la corde ne lui brise le cou.
– Holà, venez vite, détachez-le !
Sous l’émotion, ou parce que la corde lui avait trop serré la gorge, il avait cessé de respirer. On lui sortit la tête du nœud coulant. Il était temps. Le pendu s’ébroua. Il regarda Kleworegs.
– Bhagos voulait sa proie, hein !
Il l’observa. Il souffrait. Malgré ses narines pincées et son teint cireux, et en dépit de son allure de petit tonneau, il avait tout du guerrier.
– Un vrai servant de Thonros ne laisse pas Bhagos reprendre comme ça les proies auxquelles il a renoncé par serment. Sa ruse a échoué.
– Oui, mais tu m’as sauvé la vie. Elle t’appartient.
– Pas entre guerriers ! On n’en aurait jamais fini. Fais-moi un plaisir. Sois mon gardien d’armes.
Il hocha la tête. Bien sûr ! Kleworegs lui avait proposé une des fonctions les plus recherchées par les jeunes guerriers. À un tel poste, on est le confident du chef, son héraut, son messager privé. On est l’homme qui en connaît tous les secrets… son exécuteur, au besoin.
– Très bien. Mon premier ordre sera que tu maigrisses un peu.
Un des prêtres-guérisseurs de la troupe s’approcha du garçon.
– Viens un peu par ici que j’examine tes brûlures… Bon, je vais te passer une pommade dessus. Tu resteras torse nu jusqu’à ce que ça cicatrise. Après, pendant deux ou trois lunes, tu ne mettras sur ta poitrine rien d’autre que du lin pour couvrir ces blessures. Tu as bien compris ?
– Du lin ?
– Ne te crois pas devenu prêtre pour autant. Tu dépends juste un peu de nous, jusqu’à ta guérison. Mais si tu portais du cuir ou une peau sur ta brûlure, elle risquerait de s’infecter… Je dois maintenir les guerriers dans le meilleur état pour qu’ils se battent bien.
– Bon, je suivrai tes conseils.
Ceux lancés à la poursuite du cheval de l’exécution l’avaient rattrapé. Un lasso lancé d’une main sûre l’avait à moitié étranglé. La rosse, épuisée de sa course folle, n’avait plus opposé de résistance.
Ils la ramenèrent sous l’arbre. Kleworegs héla le supplicié. Il lui tendit un marteau de guerre. Il était en métal quand, s’agissant d’un sacrifice, il aurait dû être de pierre. Personne ne le releva.
– Tous tes crimes sont passés dans son corps. Tu dois l’immoler… Tu as une bonne raison. Alors que Thonros t’avait pardonné, tu as failli mourir par sa faute. Je te le dis comme ça, pour que tu frappes plus fort. En réalité, ça ne devrait pas entrer en ligne de compte.
Il prit la masse, la leva très haut au-dessus de sa tête, l’abattit. Elle retomba avec un bruit mat, lui fracassant le crâne.
– Reste ! Nous allons la démembrer et l’enterrer. Après, tu pourras aller dormir.
– J’ai mal au cou !
– Je vois ! Tu as une belle ligne rouge. Ça passera !
– Tu as vu, roi, je n’ai pas flanché. Mais je crois que tu n’aurais pas aimé perdre un de tes guerriers.
– Non, je t’aurais sauvé. Je l’ai toujours fait pour ceux qui canaient… C’est peut-être une cruauté inutile.
–???????
– De les laisser vivre. Un guerrier qui a craqué devant la mort disparaît du clan et devient serviteur. Il doit balayer le crottin des chevaux, laver le linge… Il en est même – j’en ai entendu parler – qui doivent servir de femmes. Ne crois-tu pas qu’il est plus doux de les faire périr ?
– Alors, si j’avais supplié ?
Il s’éloigna sans attendre la réponse. Elle ne viendrait pas.
– Tu veux tuer ton sanglier ? Il y en a tout plein du côté du puy aux aulnes.
Il entendit la nouvelle avec plaisir. Il n’avait pu participer – il était trop jeune – à la traque aux loups de l’hiver passé. Cela lui était resté sur le cœur. Pour échapper à l’ennui de son village, il allait chasser les porcs sauvages. Dire que des garçons de son âge participaient à des raids à des jours de cheval chez l’ennemi ! Sa petite expédition le changerait un peu de la morne routine du quotidien.
Il prit son poignard et son épieu. Il se mit en route.
Il ne savait pas encore qui était Kleworegs, ni même qu’il existait. Cela attendrait son retour.