La troupe de Kleworegs allait, en silence, par la plaine infinie d’herbes sèches. « Deux cents, nous sommes tout juste deux cents ! » . À entendre Pewortor, leur patriarche des armuriers, ses voisins eurent un large sourire. Ce nombre, admirable de simplicité et de ronde perfection, était de bon augure. Ils le claironnèrent à tous vents.
Les neres, prêtres comme guerriers, sont friands du moindre intersigne. Ils le prirent pour bétail livré, s’évitant un amer dépit. Pour arriver à ce « deux cents » si favorable, le fabricant d’armes leur avait adjoint les auxiliaires, forgerons et charrons, colosses arrogants, hélas indispensables, chevauchant tout en queue ! Ils étaient nés pour ordonner au nom des dieux ou combattre. Inclure dans leurs rangs ce personnel d’intendance au moindre statut, afin d’obtenir un nombre propice, leur était entre douleur et scandale. Qu’importait la simple réalité ! Elle n’existait pas, contraire à l’ordre divin. Seul Kleworegs ne fut pas dupe. Il connaissait ses effectifs… et la loi. Qui naît ner est tout. Qui n’est ner n’est rien… si peu. Omettant d’instinct ces derniers, il savait la vérité.
Et pourtant, ils avaient leur place, leur rôle. Lui avait-on assez seriné qu’un peuple est tel un corps ! Impossible qu’il l’ait oublié ! Il reconnaissait l’importance des prêtres. Ils attirent la faveur des dieux et assurent leur soutien et leur protection à ceux engagés dans le bon combat. Sans ces détenteurs du savoir et du pouvoir d’entrer en contact avec les divinités et d’interpréter leurs signes, une nation est un corps sans tête. Elle erre au hasard, sans guide, volatile décapité continuant à courir. Comme lui, succombant vite sous les regards des paysans et des enfants hilares, elle périt accablée par ses ennemis, privée du bouclier des forces divines qui se vengent de son mépris et rient de son malheur.
Les prêtres, tête de toute entreprise, sont indispensables. Tout autant le sont les membres. Qu’ils ne soient, la tête seule ne vivra. Les guerriers – et Kleworegs, conscient de leur valeur, était très fier d’en être – étaient ces membres, solides comme le roc que seul brise le gel. Sans eux, membres puissants à la peau collant à la chair dure, aux fibres serrées, aux vaisseaux – affleurant entre chair et peau à la surface des muscles – palpitant comme pour fuir cette étroite prison, les visions grandioses et inspirées des prêtres-tête resteraient songes creux. Enfermés dans leurs rêves et leurs sanctuaires, ils tomberaient vite tributaires ou bétail de l’ennemi.
Ce n’était ni ne serait. Kleworegs, et tous les chefs, avaient toujours suivi l’ordre divin. Tête et membres, unis, agissaient de concert. Leur obéissance avait sa récompense. Chaque jour les voyait briser la superbe et la vindicte des impies.
Deux cents ! Comment avait-il osé ? Certes, tout homme libre qui pouvait le comprendre et s’en faire comprendre était une personne… Les neres, dont il était, un peu plus que les autres. Ce décompte avait un vague relent d’insulte.
Lui seul avait constaté l’erreur (il voulait bien, indulgent, appeler ainsi l’outrecuidant dénombrement). Il ne lui en tiendrait pas rigueur. Il se résignait, comme les plus lucides et les plus avisés de l’élite, à reconnaître leur utilité, voire leur importance. Sa répugnance instinctive et son dédain inné envers ces troisième caste travailleurs de Roudhos, le métal rouge, et d’Ayos son fils, plus clair, plus solide, n’obéraient pas son jugement. On leur devait beaucoup. C’était rageant de considérer, même dans un obscur recoin de son âme, ces gens, inférieurs par essence depuis le premier ciel rouge comme ils le resteraient jusqu’au dernier, partie intégrante de la troupe. Il le fallait. Par leurs actions et leur art, ils n’étaient, malgré leur fonction, pas si loin des prêtres. Ceux-ci savaient les mots pour puiser la force divine et l’insuffler dans les veines et les muscles des guerriers. Eux, moins puissants, car moins bien nés, ne faisaient qu’ajouter à cette force, présent du ciel, en leur procurant les bronzes pleins de la vigueur indomptée, sauf en leurs mains, des dieux de la terre et du feu. Ce n’était pas négligeable. Ces armes étaient un membre supplémentaire. Sans décider du sort des batailles, tramé depuis l’aube des temps par Bhagos le distributeur, elles permettaient – il en savait quelque chose – d’emporter la décision mieux, plus vite, avec plus d’éclat.
C’est pourquoi Kleworegs et les plus fins guerriers avec lui, à l’opposé des prêtres, aimaient le métal et ne méprisaient pas ses ouvriers. Ils facilitaient la victoire. Ils faisaient partie du plan des dieux. Mais Bhagos le Borgne avait regardé de son œil manquant le jour où il avait révélé son secret à des troisième caste plutôt qu’à ses servants. Pas étonnant qu’ils le boudent et le méprisent.
Ces guerriers étaient sensibles à l’élection que les dieux leur avaient marquée. Ils en venaient, parfois, à les considérer bien au-dessus de leur statut… De là à les accepter comme des égaux… Il y avait une marche infranchissable, un abîme que rien ne saurait combler. Rien que le concevoir représentait un effort immense. Autant imaginer, paissant dans leurs prés, une jument bleue ou une vache allant sur ses cornes.
Pourtant, parfois, vite chassée comme mouche importune ou taon se plaisant à affoler le bétail, quand elle n’était repoussée avec horreur, cette absurdité trottait dans leur tête… Les forgerons ne se bornaient pas à ouvrer des armes. Ils combattaient avec. Plus en mesure de se faire une opinion que les prêtres (ne sortant le glaive que si leur vie est menacée, ils ne sauraient juger de l’héroïsme), ils les avaient admirés. Ces colosses savaient se battre aussi bien qu’eux. Eux aussi se lançaient lame au poing, sans frémir, au sein ardent des plus rudes assauts. (« Bel exploit ! Où est le mérite ? Ne les ont-ils pas créées ? Ne les connaissent-ils pas aussi bien qu’un père ses enfants ? »)
Pourquoi se mentir ? Ils étaient de fameux combattants. S’il avait posé la question à ses guerriers, beaucoup auraient dû, tout rouges, reconnaître qu’ils étaient là, bien vivants et intacts, pour avoir été dégagés et sauvés d’une mort inéluctable, au plus violent des combats, grâce à eux. Ils savaient leur virtuosité. Malgré leur origine, ils se servaient de leurs glaives comme des vétérans.
Pendant la bataille, aucun rescapé n’avait songé à s’inquiéter ou à s’enquérir du rang de qui lui rendait la vie. Le danger passé, ils avaient réagi chacun à sa manière, certains reconnaissants, d’autres honteux. À la fin, ils avaient convenu d’une réponse. Ils avaient été sauvés par leurs compagnons… Le mot était lâché. Pewortor ne l’avait pas oublié… Il aurait garde de n’en jamais perdre le souvenir. C’était la raison de son insultant dénombrement. Comment le lui reprocher ? Il en avait gagné le droit au combat.
S’il lui avait fallu aussi longtemps pour lui trouver une excuse et se rappeler les actions guerrières des auxiliaires, les autres n’y songeaient plus, ou les avaient rejetées. Ils auraient, même et peut-être surtout ceux sauvés par ces forgerons appelés par pudeur de caste « compagnons » , rougi qu’on leur rappelle ce beau nom. Il sous-entendait trop une idée d’égalité pour que leur mémoire l’ait voulu conserver.
Il les comprenait. Lui aussi, en dépit de ses dettes envers le maître forgeron, ne pouvait admettre qu’il soit leur égal. Encore moins les autres, envers qui il n’en avait aucune. Seuls comptaient les neres, comme dans le corps la tête et les membres, uniques éléments distincts et identifiables. Eux n’étaient que des membres par raccroc, comme les béquilles soutenant les blessés, aux yeux des plus indulgents ou des plus fous ; du viscère ou de la tripaille pour les autres… Et la tripaille ne se dénombre pas. Elle est, masse grisâtre et indifférenciée.
Cette masse avait toujours servi les neres. Jamais elle ne s’était posé de questions. Si elle prenait conscience de sa force ? Elle se considérerait à leur égal. Avec eux, contre eux ? Que pensait-elle ? Les paysans disaient trop souvent : Eux, les neres, nous, les wiroi, comme s’ils se pensaient différents, ou étrangers.
Il faudrait un péril bien grand pour que le corps entier se sente un… Face à des Muets hostiles, Pewortor disait juste avec son deux cents… S’il survenait un conflit entre neres et troisièmes castes trop ambitieux ? … On ne compterait que les personnes. Il y aurait deux camps. Kleworegs connaissait le sien. Ils y seraient – les – moins nombreux.
Son armée allait sans hâte, au rythme des pas entravés de ses captifs recherchant une moindre fatigue. Ils ne songeaient à le leur reprocher. Elle était de leur intérêt. Un bétail – ce qu’ils étaient – exténué par les marches forcées s’use vite et sans profit pour personne.
Pourquoi irait-il les épuiser ? Sa troupe les avait capturés et leur avait volé leur liberté au prix de mille périls. Il était trop sage, trop respectueux envers ses efforts et ses peines, pour déprécier le butin. Même écervelé et ne songeant qu’à retrouver son foyer quitte à y laisser la moitié de ses prises, il ne se serait pas pressé. Lui et les siens étaient recrus de fatigue. Certains, hâves, traits creusés, maugréaient : l’allure était encore trop rapide ! Ils étaient pourtant à cheval, comme il sied à tout guerrier. Même ceux qui, dans la fureur des assauts, avaient eu leur monture tuée sous eux, avaient récupéré au cours du long raid un de ces précieux animaux, d’allure plutôt chétive, et indociles, sans lequel ils se seraient sentis mutilés.
Voilà déjà plusieurs jours (un quartier de la Brillante, selon le prêtre) qu’ils étaient de retour au pays, où depuis longtemps même les Muets les plus audacieux n’osaient pénétrer. Pourquoi se presser, comme dans la crainte d’une encore possible embuscade ? Une telle angoisse saisit parfois quand on revient, enrichi mais aussi hélas alourdi d’un riche et bon butin, au sein d’une région hostile. Irraisonnée et lui faisant à présent honte, elle ne l’avait pas quitté jusqu’à son arrivée en Aryana, après la réussite de son plus beau raid. Le danger passé, sa tension était retombée. Il laissait chacun reprendre ses forces et lambiner. Il en avait grand besoin lui aussi.
Il laissa son regard errer sur la plaine. C’était sa terre, celle de son peuple, libre de toute présence hostile depuis deux générations. Aucun risque n’existait plus de voir surgir une noire bande de Muets, surtout en cette saison d’herbes sèches et jaunissantes. Ces maudits n’y songent qu’à retourner dans leurs camps lécher leurs plaies, pleurer leurs morts, ruminer leur honte, d’autant plus amers qu’ils savent ce destin inéluctable comme le retour des saisons. Quant à ses frères, aucun n’aurait songé à l’agresser. Plus encore que son aspect imposant et la détermination de ses guerriers, sensible malgré leur fatigue, l’honneur et la solidarité entre clans le prohibaient. Si, inconcevable obscénité, un clan frappé de la folie du mange-miel ou devenu loup avait tenté de l’assaillir, il aurait dû n’en pas laisser vivre un seul, sous peine de voir un jour le ou les rescapés, suivi de tous les leurs honteux de cette démence et avides d’en laver la souillure, revenir se venger. Chassés de partout, bêtes farouches aux yeux des hommes invités à les tuer pour s’être par ce forfait retranchés du genre humain, cette horde eût été poursuivie jusqu’à ce que nul n’en subsiste. Lui, redouter une telle attaque ? Si par malheur elle avait lieu, il vaincrait seul ses assaillants, sans réclamer la moindre aide pour faire respecter la terrible loi. Elle avait été jadis moins cruelle. Les clans qui avaient failli à ce code effectuaient les besognes répugnantes et infâmes. Leurs faces veules portaient témoignage de leur honte et des crimes de leur lignée.
Assez roulé sur cette pente ! Ses pensées prenaient un tour trop sinistre. Pourquoi s’attarder sur ces sombres idées de trahison et d’indignité ? Mieux valait revenir à son rêve. Il pouvait sans inquiétude muser dans ses souvenirs. Sa troupe n’avait en commun avec le petit groupe dont son songe avait vu, hors un seul de ses membres, la fin, que la race. Au lieu de quelques familles réunies, avec femmes et enfants, autour d’un chef, obligées de se déplacer la moitié du temps en terres peu sûres, elle ne comprenait que des hommes tous en âge et en capacité de se battre. Son regard portait loin. Elle verrait arriver n’importe quelle autre troupe et pouvait l’accueillir selon ses intentions, quand la minuscule bande de son rêve ne devait jamais se départir de sa vigilance sous peine de risquer périr.
Son rêve… Il n’était que la vision, ressentie comme la vraie vie, de l’épopée fondatrice de son clan… Un récit presque clandestin. Ses rois se le repassaient en secret, de père en fils. Les vraies épopées chantent le rôle des première caste, content les exploits des dieux. Les déclamer était le monopole des récitants. Il avait un peu oublié cette geste. Ils l’avaient persuadé qu’elle était, comme toutes celles de sa sorte, mal composée, triviale, côtoyant à chaque verset le blasphème, à jamais indigne de rester gravée dans l’esprit d’un ner.
Comment avait-il pu, aussi longtemps, rejeter ce dit qui avait bercé sa jeunesse ? Le frère de son père le chantait si bien. Comment avait-il, la nuit dernière, soudain resurgi ?… Il pensait à son butin.
Il essayait, en vain, dans la lucidité de l’éveil, de s’en réciter les vers qu’il avait eus en tête, au moindre mot près, dans son songe. Et quelle coïncidence qu’il se soit terminé à l’instant même où le récit, du moins dans son souvenir, s’achevait ! Sa mémoire le trahissait-elle, ou n’avait-il pas de fin ? Il n’avait qu’une certitude. Son arrêt brutal le laissait face à un vide béant, d’où naissaient, jumeaux, fascination et effroi. Omission ou volonté délibérée du barde, oubli ou désir qu’il soit inachevé, sa fin manquait. Un adage des récitants veut que de tels chants ne meurent jamais, dans l’attente de qui les scellera… non en mots, en actes. Si les dieux lui signifiaient, par ce songe, que ce serait lui ?
Ses protagonistes vivaient devant lui. Un point le frappa. Le chef y avait ses traits. Il n’en pouvait douter. Il s’était déjà vu dans l’eau calme et sur les flancs de bronze. Mais dans la figure de l’adolescent, il avait aussi retrouvé son visage… Non celui qui lui apparaissait dans les eaux sombres des étangs, celui qu’il voyait dans les yeux de sa mère chaque fois qu’elle se penchait sur lui. Il était aussi clair, aussi présent, que s’il plongeait, là, dans son regard éteint depuis déjà plus de deux lustres. L’autre, avait-il jamais existé ?
Rien d’étonnant ! Il était son ancêtre et celui de nombreux autres rois… Son épouse-prophétesse ? Elle n’avait guère été clairvoyante, sauf à appeler rois, comme de tradition, les maîtres d’un clan. Mais alors que les femmes ne peuvent transmettre le sang, son père à elle, premier guerrier à avoir accédé au titre de roi des rois, avait lui aussi son visage… Si le songe allait s’accomplir ? Avant d’arriver, il y réfléchirait.
Son dernier raid, aux trésors si rares, lui ouvrirait-il la voie vers la plus haute royauté ? Il n’était que petit roi, apparenté de très loin aux premières familles. Plus de la moitié en était plus proche. Le roi des rois a beau être élu, ce ne sont pas des titres très éloquents à prétendre à ce rang. Depuis que la royauté n’était plus réservée aux robes de lin, n’importe quel regs avait autant de chances que lui d’accéder au trône… Il était un regs
Il fut soudain secoué de rire. Voilà pourquoi Bhagos avait confié à des troisième caste le secret du métal. Si les prêtres l’avaient reçu, ils auraient retrouvé leur puissance d’antan. La royauté eût été de nouveau leur apanage.
Quelle subtilité dans ses constructions ! Il prévoit tout si longtemps à l’avance ! Il avait, au travers de cette incompréhensible faveur, pris le parti de ceux qui se battent pour apporter les victimes sur les autels contre ceux qui les y immolent.
Ce qu’il veut, il l’obtient. Quoi qu’il arrive, il était dans ses mains.
À quoi bon s’inquiéter ? Bien agir et espérer son soutien avait toujours été sa devise. S’il devait le favoriser, c’était déjà décidé. Il le lui manifesterait par des signes.
Il les attendrait, sans se bercer de faux espoirs. Sur son nom, sur celui d’un des siens, l’ancestrale prophétie se réaliserait un jour.
Les ombres, nettes, noires, se dessinaient sous les chevaux. Les ventres, vides depuis la veille au soir, réclamaient, à force gargouillis, leur pitance. Un bon repas, un brin de repos, s’imposaient. Un peu plus loin se dressait un chêne solitaire. Énorme, élevé, il surmontait, orgueilleux, la steppe. Il ferait un havre parfait. Le prêtre le plus sage de l’expédition surenchérit. Cet arbre si opportun avait été, des générations durant, une divinité tutélaire. Il ne s’avançait guère. Le colosse ligneux, en majesté et en âge, avait tout d’un géant protecteur de la plaine. Quoi d’étonnant qu’il eût inspiré un culte à tous ceux aventurés dans ces parages !
À mesure de leur approche, il leur apparaissait de plus en plus le point de halte idéal, planté à dessein pour leur repos et leur agrément. Comme maint voyageur avant eux, empreints du même sentiment et de la même surprise, ils admiraient sa fière couronne de rameaux à l’abondant feuillage, loin au-dessus du sol. Des branches mortes, massives, la surplombaient, tendant vers le ciel leurs membres secs à l’écorce d’un morbide gris noir. Certaines étaient brisées à mi-hauteur et calcinées. C’était le tribut exigé par la foudre pour lui conférer son caractère sacré. Bien loin de détruire la gigantesque essence, il n’avait qu’ajouté à sa puissance. Avec son sommet chauve et sa couronne de ramures fournies, il évoquait la tête d’un vieux sage, porteur d’ancestraux et incroyables secrets.
Kleworegs, et tous ceux à portée d’oreille du prêtre, en eurent en arrivant la confirmation. Une niche creusée de main d’homme dans son tronc à l’écorce craquelée attestait qu’on lui avait, de toute antiquité, réservé un culte et offert sacrifices et oblations. À son tour, il l’honorerait et le remercierait de l’hospitalité de son ombre et de sa fraîcheur. Il prit son outre à demi remplie d’hydromel. Il en versa une bonne gorgée au pied du colosse.
Une telle libation était, en temps ordinaire, de la fonction et du privilège du premier prêtre. Il n’en avait pas tenu compte. Il ne s’en formaliserait pas. Il était tout à admirer le géant, si loin de sa zone de prédilection. Il ne s’en rassasiait pas. Ce chêne était un prodige de la nature et une bénédiction pour le voyageur : balise remettant sur le bon chemin l’homme fourvoyé, abri à l’ombre accueillante protégeant du soleil ardent du midi ou de la pluie battante, halte bienvenue où l’on pouvait, dans une pénombre fraîche et lénifiante, se reposer et manger le temps que les éléments déchaînés retournent à leurs entraves ou que l’œil du ciel cesse de briller à vouloir embraser la terre.
Tous, les captifs les premiers, s’assirent au pied. À peine installés, on leur délia les mains afin qu’ils prennent leur pitance. Deux des leurs leur préparèrent un brouet d’orge, d’aspect peu engageant. Les guerriers prétendaient qu’ils aimeraient mieux mourir de faim que le humer. Leurs prises s’en trouvaient pourtant fort bien.
Négligeant cette provende de bétail, ils se jetèrent avec voracité sur la venaison séchée, leur ordinaire. Découpée, pour une meilleure conservation, en minces et longues lanières, cette chair d’un rouge presque brun dégageait un fumet à mettre en appétit les plus difficiles. La ration pour la halte disparut en un clin d’œil.
Repus, ils se tapèrent sur le ventre. Séchée avec amour au soleil ou au-dessus des braises, cette viande était leur délice. Ils en payaient le prix. Leur peau, comme celle des forgerons qui mettaient un point d’honneur à se nourrir des mêmes mets, avec encore plus de voracité, avait, sous le hâle, l’aspect malsain et rosâtre de celle du pourceau gavé. Aussitôt leur chère engloutie, ils furent pris de torpeur. Une grande partie s’allongea en vue d’une bonne sieste. Elle favoriserait leur difficile digestion peuplée, troublée, de rots, d’épaisses flatulences, de gargouillis à réveiller un mort. Les forgerons n’oublièrent pas, malgré leur somnolence, d’entraver les poignets des captifs. Ils partirent s’étendre. Aux quelques guerriers encore debout d’assurer leur garde ! Aucun, pourtant, ne manifestait la plus légère velléité de fuite.
Kleworegs – le chef doit mépriser les faiblesses humaines – et le prêtre principal – il avait juste grignoté – n’avaient pas cédé au sommeil. Ils s’étaient adossés au massif tronc craquelé. Kleworegs caressait avec volupté la rude écorce. C’était la peau d’un très vieux guerrier, marquée et griffée par les intempéries comme celle du héros l’a été par les furieuses, mais vaines, attaques des hommes. Le jour viendrait où, pour célébrer son grand âge et sa vaillance, il serait lui aussi comparé au chêne que nulle force, hors la foudre divine, ne peut abattre. Le prêtre remuait dans sa tête un obscur point de théologie. Tous deux vinrent en même temps au bout de leurs pensées. Le porteur de lin toussota.
– Alors, Kleworeg e, satisfait de ta campagne contre les Muets ?
– Plutôt ! C’est ma meilleure depuis que je guerroie… Ne me dis pas que tu as vu plus beau butin de ta vie !
– Certes non ! Et comment les as-tu trouvés ? Il m’a semblé… Remarque, ce que j’en dis, je ne suis pas guerrier… qu’ils se sont bien battus, cette année. Je suis même étonné que nous ayons eu aussi peu de pertes. Nous étions dans la main des dieux !
– Pas plus que de coutume. Ils ne savent pas se battre. Ils ne sont bons qu’à piller des villages sans défense et à attaquer de loin, à la flèche… Comme si c’était une arme de guerrier ! Avec, même une femme ou un enfant à peine sevré peut tuer un héros. À force, la guerre sera impossible… Ces armes de jet, c’est une idée de lâche !
– Alors, je comprends qu’ils les préfèrent par-dessus tout, et fuient ou se rendent toujours au moment du corps à corps. Ils ne savent pas se servir des armes des hommes. Il n’y a pas que ça. Il faut s’enfoncer de plus en plus profond dans leurs terres pour en capturer… Leurs terres ! … plutôt leurs anciennes pâtures. Elles diminuent de plus en plus, à notre profit. Il n’y a pas si longtemps, notre koimos était un de leurs camps. Ils en menaient leurs raids. Maintenant, c’est nous qui les pourchassons, jusqu’à une lune et plus… Oui, ce sont des couards… Mais ne méconnais pas l’aide des dieux ! N’aie garde d’oublier qu’ils nous ont favorisés !
– Oui, oui ! (« Quelle plaie de devoir cent fois répéter la même rengaine… dans le vide, ou à ses dépens. Le sourire du prêtre était éloquent. » ) C’est bien, très bien, d’avoir réussi à les repousser si loin. Dire qu’au temps du père de mon père, ils occupaient notre koimos. Bhagos, tout borgne qu’il soit, a reconnu cette injustice. Il a vu que nous avions le bon droit avec nous. Il a mis, dans notre cœur et notre sang, la volonté et le courage de les chasser de ces terres, notre héritage. Cela a été excellent. Elles sont nobles. Qu’y feraient ces Muets, gens immondes ?
– Ça, pour être immondes… Tout ce que nous en savons le prouve.
– Prêtre, toi qui sais tant de choses, tu en connais beaucoup plus que moi sur eux. Raconte, ça nous occupera le temps que les guerriers se reposent et digèrent.
Les rares guerriers éveillés, hormis les sentinelles et les gardiens affectés à l’inutile, mais routinière surveillance des captifs, se rapprochèrent. Ils avaient saisi le sujet de la conversation. Ils adoraient les histoires de Muets, toujours ridicules ou odieux dans les récits de leurs us et de leurs mœurs. Les veilleurs, frustrés d’une moisson d’anecdotes au prétexte d’une mission sans objet, pestèrent tout leur saoul. Il promit de tout leur répéter. Ils auraient l’essentiel du récit.
Ils se calmèrent. Ils reprirent, boudeurs, leur morne garde. Cette formalité, inutile, leur faisait rater la primeur d’anecdotes croustillantes ! … C’était leur devoir. Les novices se tenaient en faction, même lorsque on ne redoutait aucune attaque. On le leur imposait pour les endurcir. Elle les habituait à une discipline nécessaire, contraire à leur tendance profonde. Supportable en temps de combats ou de danger, elle était en cette occasion oiseuse à l’extrême. Ils n’avaient rien à surveiller, pas même les oiseaux. Ceux qui nichaient dans l’arbre, à peine dérangés, n’avaient pas daigné s’envoler à leur approche. Ils étaient restés dans leurs nids ou voletaient au-dessus de la couronne feuillue, loin de tous les regards… À moins qu’il n’y en ait aucun. Pressentant l’approche d’un hiver de glace, ils étaient déjà partis vers le midi.
Les sentinelles se morfondaient. Leur tâche s’en ressentait. Le prêtre se lança.
– Amis, roi et guerriers qui m’écoutez, voilà ce que je sais des Muets : Ils vivent du côté du soleil levant, et leur domaine s’y étend sur des jours et des jours. Nous devons nous en réjouir. Cela signifie des années de raids et de gloire. Vous les avez vus, et sentis, de près au combat. Ils s’habillent de peaux de rats. Savez-vous le plus beau ? Eh bien, croyez-moi si vous voulez, tant vous allez trouver cela étrange et honteux, après les avoir pelés pour se vêtir de leur fourrure, ils les mangent ! Eh oui ! C’est même leur mets favori, avec les bièvres et les serpents.
– Ils mangent les bièvres ? Tu es sûr ? Mais ce sont encore de pires monstres qu’on le dit !
Il y eut quelques sourires. Le guerrier qui venait d’exploser s’appelait Bhebhrousbhrater, frère du bièvre. Il n’y avait là aucune moquerie à son encontre. Ils s’étaient fait le pari que cette histoire le ferait bondir, et se réjouissaient d’avoir eu raison.
Le prêtre le regarda. L’interrompre pour une telle broutille ! Il prit un ton presque badin.
– Oh, ça, c’est le moindre de leurs défauts, une peccadille, un détail !
Il redevint sérieux.
– Mais on ne saurait écouter la plupart de leurs horreurs sans frémir. Tout ce qui est mauvais dans le monde, il faut qu’ils l’inventent. Tenez, même pour les mots les plus purs et les plus sacrés : ciel, vérité, courage, ils font un bruit malsonnant, qui casse les oreilles. L’on sent bien qu’il signifie en réalité le contraire de ce qu’il est censé exprimer. Rien qu’à ce signe – il en est cent autres pires – nous voyons qu’ils ont commerce avec les démons, s’ils n’en sont pas eux-mêmes. Un humain parle comme les hommes, non ? … D’autre part, c’est rien de le dire, vous ne sauriez imaginer leurs mœurs abjectes…
Un « Ah ! » de satisfaction s’éleva. Leur attention redoubla.
– Figurez-vous, vous aurez peine à me croire, mais c’est vrai, qu’ils sont si proches du bétail qu’ils s’accouplent avec lui. Comme je vous le dis ! … Cela ne les empêche pas de le manger ensuite. Dommage qu’ils n’aillent au bout de leur vice et ne se dévorent entre eux. Ce ne serait pas si étonnant. Ils ont presque tout de l’animal. Regardez le visage de leurs guerriers, même de certaines sorcières. Leurs marques et cicatrices sur la face et le corps leur donnent l’allure des bêtes les plus répugnantes… Je ne sais trop ce qu’ils s’imaginent en se rendant encore plus laids que la nature ne les a faits. Sont-ils assez naïfs pour croire que nous serons paralysés de peur devant leur apparence monstrueuse, dont même nos bébés riraient ? Plus subtils, pensent-ils que, face aux multiples balafres qui les couturent, nous penserons qu’ils ont livré mille combats atroces avec succès, puisqu’ils sont encore libres et vivants ? Je l’ignore.
Il reprenait son souffle. Kleworegs en profita.
– Ils ont l’esprit des bêtes, pour croire ça ! Le bon guerrier n’a que peu de blessures, sinon aucune… Ses ennemis sont morts longtemps avant d’avoir pu même l’effleurer.
– Ce sont des bêtes, c’est tout !
Un des prêtres subalternes intervint.
– N’exagérons pas. Qui méprise l’ennemi le sous-estime. Il peut avoir de mauvaises surprises. Continuons à haïr leurs vices, mais méfions-nous toujours de leurs possibles sursauts de vaillance. Après tout, même des bêtes immondes, acculées, ont tué des héros. Sachons, nous qui avons le devoir de parler vrai, leur reconnaître leur seule vertu. Ils sont hospitaliers envers quiconque, voyageur isolé, parcourt leur pays sans esprit hostile.
– Tu es bien sûr ? Pourquoi pas, au fond. Cela justifierait que les dieux leur aient donné une vague forme humaine.
– Leur pays, tu me fais rire, va ! Avec ce que nous leur en prenons, ils ne pourront vite plus accueillir grand monde. À qui il manque une patte… s’il se tient sur sa pointe !
– C’est bien possible. Un voyageur me l’a confirmé… Je n’irais pas me balader chez eux pour autant !
– On ne t’en demande pas tant ! Et s’ils te croient un espion, il n’y aura pas d’hospitalité qui tienne. Je suis d’accord avec le petit prêtre. Ils savent recevoir et honorer l’étranger. Trop d’entre eux nous l’ont certifié… Oui, cela les différencie des bêtes. Mais l’arbre de leur hospitalité ne va pas cacher la forêt de leurs saletés.
– C’est à notre contact qu’ils ont acquis cette vertu. Avez-vous remarqué ? Ceux que nous leur prenons deviennent, une fois parmi nous, au bout de quelques années de captivité, à peu près humains, et les enfants que nous faisons à leurs femelles font des serviteurs convenables. Ils réussissent même à parler. Bientôt, quand ils seront tous nos sujets, ils parviendront, pour les plus doués et les meilleurs, au niveau de nos castes les plus basses… Ça sera l’affaire de trois, quatre générations. Pour les autres, il faudra plus longtemps, le double peut-être, mais les dieux aidant, il n’y aura à la fin que peu d’irrécupérables.
– Arrête tes conneries ! Tu supportes plus l’hydromel ? Jamais l’un d’eux n’arrivera ne serait-ce qu’à la semelle de nos plus basse caste. Serviteurs ils sont, et ils resteront. C’est le seul destin qui leur convienne, pour cette génération comme pour la centième à venir. Sois sincère ! Ne vivent-ils pas mieux ainsi que libres ?
– Ça n’a rien à voir. Ce sont les dieux eux-mêmes qui nous ont ordonné de bien traiter nos serviteurs et de les nourrir dans leur grand âge, même devenus inutiles et à charge.
– Alors, regarde un peu ces Muets, que tu admires tant. Ce ne sont pas leurs vieux serviteurs – ce qui serait bien laid, mais encore compréhensible – qu’ils laissent périr, mais leurs vieillards. À preuve, je dois charger ma servante, une belle brune du pays d’au-delà des monts du midi, que nous avons délivrée de leurs griffes, d’aller nourrir à part les trop âgés. Sans cette précaution, leurs cadets prendraient leurs rations et les laisseraient mourir de faim… Et tu les imagines être un jour des nôtres ?
– Oh ! vous deux, vous n’avez rien de plus drôle à raconter que vos démêlés avec les vieux sans-caste ? Puisque vous vous croyez si malins, lequel saura me dire la différence entre…
Outre qu’elle était stupide à pleurer, la devinette était graveleuse à vomir. Chacun, y compris les deux polémistes, y alla, en entendant la réponse, de son éclat de rire. Plus personne ne s’intéressa aux Muets. Seul le prêtre s’éloigna. Pas par pudeur. Il était fâché. Il n’était plus en point de mire.
Prêtres, guerriers, auxiliaires avaient pris leur collation ensemble, regroupés autour du massif chêne. Pendant que les porteurs d’armes somnolaient sous l’arbre sacré (deux fois sacré pour posséder, outre son caractère de divinité hospitalière décelé par les robes de lin, celui d’une sentinelle avancée de son espèce et d’un combattant aux avant-postes, à la prééminence reconnue et célébrée par tous ceux qui le croisaient), les forgerons et leurs satellites, sitôt terminé le repas pris en commun, ou plutôt côte à côte, s’étaient installés plus loin. Ils étaient ensemble, oisifs ou affairés selon les contraintes de leur art, un peu au-delà de son ombre.
Comme à chaque halte, les charrons avaient vérifié les roues et les bâtis des chariots. De temps en temps, l’un d’entre eux jurait d’un ton sourd, entre ses dents, devant une fatigue inattendue du bois ou le risque lointain, mais contre lequel il jugeait nécessaire d’agir sans tarder, d’un bris d’essieu ou de lâchage d’un tenon. Les forgerons, passés les combats, n’avaient rien à faire. Ils lézardaient aux rais ardents.
Allongés, mains croisées sur le ventre, ils l’évaluaient. Ils le regardaient avec la même fascination que le reste de la troupe, mais de tout autres, et prosaïques, pensées. Lui, une manifestation du sacré ? Des rondins et une montagne de bois de chauffe… Un magnifique sacrifice à Wulkanos, le dieu forgeron, et à ses aides Pewor et Egnis, les jumeaux du feu ! Combien de forges, creusets de belles et bonnes armes, alimenterait-il ! Leurs visages ne témoignaient toutefois que de leur joie et de leur admiration, sans rien trahir de ce qui les motivait. S’ils avaient osé l’exprimer, tous les autres eussent hurlé au sacrilège et à l’abomination… Leurs superstitions infâmes allaient attirer un malheur sans recours ! … Et qu’est-ce que c’était, ces dieux jumeaux ! Les neres auraient eu tort de le leur reprocher. Ils avaient à leur instar chacun leur paire divine tutélaire. Prêtres comme guerriers étaient dans la main de dieux à double visage. Eux aussi allaient par deux, même sous une autre forme !
Avec quel plaisir, malgré son admiration pour le colosse, Pewortor aurait-il vu le feu de Perkunos, le seigneur de l’orage, le consumer jusqu’aux racines. Ça n’aurait pas manqué de rabattre l’orgueil des neres, qui l’avaient adopté. Ils ne supportaient pas, ou mal, les maîtres de la pierre qui fond et prend mille formes. C’était sans regrets ni scrupules. Ceux-ci en avaient, avec en plus une bonne dose d’envie, autant à leur service. Ce sentiment, partagé, des neres, prenait des formes bien différentes dans l’une et l’autre caste. Pour les guerriers, ils étaient un mal nécessaire ; pour les prêtres, des usurpateurs potentiels. À leur instigation, ils étaient toujours placés en arrière-garde quand les guerriers toléraient que certains, joyeux compagnons, chevauchent à leurs côtés. Ils les auraient voulus à pied, marchant tête basse dans le crottin … C’était bon pour les captifs… Eux libres, les autres liés ? … C’était leur marquer trop de mépris… Au moins cachés dans les chariots… Impossible, ils étaient pleins. Alors, derrière, tout derrière. Un forgeron sur un cheval offensait par trop leur vue. En queue de troupe, ils ne l’avaient pas sous les yeux et, bien qu’au courant du scandale, affectaient d’en moins souffrir.
Kleworegs les avait comparés devant lui, un soir de beuverie, à ceux qui acceptent, tout pénible que ce soit, d’être trompés, à condition de ne pas voir leur rival couché avec leur épouse. Il avait entendu, apprécié, réfléchi. Le mot était beau, mais il était un luxe de roi. Lui n’était que wiros. Il ne s’était pourtant pas fait faute de le répandre… Prudent, il avait remplacé épouse par servante. On châtie un blasphème. On rit d’une facétie. Ainsi accommodé, il n’était plus qu’une inattaquable saillie.
Kleworegs, de temps à autre, lui parlait comme à un égal. Son attitude l’honorait… Lui seul. Elle titillait sa vanité. C’était trop facile. Il ne se laisserait pas prendre au piège de cet os à ronger. Il attendait plus. De tous ceux de sa condition, il était le plus acharné à revendiquer le statut de guerrier. Cette prétention, surtout venant de sa bouche, aurait pu passer pour tolérable, tant le colosse en semblait digne, s’il l’avait réclamé pour lui… Mais il en voulait pour tous ceux qui, de près ou de loin, travaillaient le métal en vue d’en faire des armes. Il prétendait devant tout un chacun, sous le moindre prétexte, qu’un forgeron était lui aussi un guerrier… N’hésitait pas, entouré d’amis sûrs, à aller beaucoup plus loin : ils étaient égaux, voire supérieurs, aux prêtres. Ils cumulaient les fonctions des deux castes de neres : accomplir des prodiges par la force divine, et combattre.
Il l’avait mainte et mainte fois expliqué aux autres forgerons. Ils étaient trop souvent enserrés dans leur routine médiocre. À force de leur coller à la peau, elle leur était devenue une seconde nature, un cocon où ils se sentaient à l’aise. Enfants ils l’avaient observé, adultes ils avaient passé devant sans plus le voir : de fragiles oiselets des fleurs, qui ne sont qu’ailes, brisaient leur coquille, s’en extrayaient, s’envolaient l’instant d’après. Rouvres humains, moins vaillants que ces fétus, ils en avaient perdu la force, ou l’instinct. Ils finiraient par savoir ce qu’ils étaient, ce qu’ils valaient. Qu’importaient les redites et les répétitions ! Il leur en rebattrait cent fois les oreilles, jusqu’à ce qu’ils le suivent. C’était les prendre à contre-pied. Quoique rêvant d’être reconnus guerriers, ils se contentaient de leur présent état. Lui, fort de son droit, demandait, voire exigeait à l’occasion, bien plus que tout ce à quoi ils aspiraient. Là où n’importe lequel de ses pareils se satisfaisait de sa richesse – leurs troupeaux, gardés par de solides et massifs serviteurs, étaient réputés pour leur abondance et leur beauté –, il réclamait, avec l’âpreté de qui sait ce qu’il vaut, l’égalité, plus encore, le respect ; et il posait ses exigences avec une arrogance confinant au déni sacrilège de l’ordre immémorial. Il n’en avait cure. Il avait acquis son titre en étant de loin le meilleur des siens. Il en serait bientôt de même pour eux. Leur supériorité éclaterait au grand jour et serait reconnue de tous… Le temps viendrait où il leur obtiendrait le statut de guerrier… Ce ne serait qu’une étape. Un jour, des forgerons prêtres, égaux aux bhlaghmenes ou les ayant remplacés, entretiendraient les flammes des autels et y accompliraient les sacrifices solennels. C’était leur destin. C’était le sien de le leur préparer.
Il se serait vu volontiers, avec une volupté extrême, dans la peau d’un de ces prêtres dont il appelait l’émergence de ses vœux. Il était, par sa force et toute sa sensibilité, beaucoup plus proche des guerriers, mais ceux qui combattent, bien qu’on élise les rois parmi eux, n’étaient que la seconde caste. Ils devaient, en théorie, respect aux intermédiaires et interprètes de la Divinité sous tous ses avatars.
Il était fondé à exiger ce statut. Les première caste, par leurs appels aux dieux, en obtenaient la faveur, la glorieuse victoire, la fécondité des femmes et des terres. Les siens entraient en contact avec la force divine avant de fondre le métal et d’ouvrer les belles armes. Et si les rites nécessaires à l’obtention du meilleur bronze tenaient plus dans des gestes que dans des formulations longues et obscures, à psalmodier des heures durant sans en rien changer, ni en omettre un mot, ils connaissaient des dizaines de gestes précis et interprétaient les messages sacrés des dieux à travers les minimes variations de couleur du métal ardent. Ils devaient remuer dans leur tête des formules, transmises de père en fils ou de maître à disciple, tout aussi mystérieuses et incantatoires.
Il avait assisté à nombre de cérémonies propitiatoires et de sacrifices. Les prêtres, vêtus d’une longue bande de lin écru leur couvrant le bas-ventre et leur barrant le torse, laissant à nu la poitrine et l’épaule, côté cœur, officiaient et dédiaient un porc bien gras ou un bélier à l’épaisse toison à Bhagos le distributeur ou au divin couple-fratrie de la nature, à Thonros le dieu des combats ou à Dyeus Pater, le père jour. Chaque fois, il avait remarqué la ressemblance entre le moment du sacrifice et celui où, entouré de ses assistants, il fondait le métal et le forgeait en mille formes agréables à Thonros. Ses vêtements (il portait un lourd et épais tablier de cuir pour se protéger des escarbilles et du brasier de sa forge) et son autel étaient différents, ainsi que sa coupe de cheveux et de barbe, très longs et libres chez les prêtres, raccourcis avec soin chez eux. Garder un système pileux abondant, sauvage, gras, au milieu de flammèches et d’étincelles indisciplinées, était folie. Pour tout le reste, pour l’essence de la fonction, pour tout le rituel et l’appel aux dieux, il y avait plus qu’une similitude, une réelle parenté qu’ils devraient admettre un jour. Il faudrait résoudre ces histoires de barbe et de cheveux longs, signes distinctifs de l’élite, véritable handicap pour eux, en contact quotidien avec l’élément igné… On pourrait les protéger sous un casque et un plastron. Ce n’était ni fondamental ni urgent. Il en parlerait à Egnibhertor, son rival pour la qualité des armes, mais aussi son meilleur ami, homme de très bon conseil.
Il considéra longtemps son glaive, planté en terre, et celui qu’Egnibhertor, étendu à trois pas, arborait (une tolérance) au côté. Ils étaient, comme le reste de leur production, à leur image. Ses armes étaient massives, faites pour des guerriers tout en muscles durs et puissants à briser une lanière rien qu’en les gonflant. Celles d’Egnibhertor, plus fines, convenaient à chacun, de l’adolescent à sa première campagne au vétéran recru d’années et au bras moins sûr. Les seconde caste ne prisaient rien tant que la force pure. Ils préféraient de loin les massifs glaives, les lourdes haches, les énormes massues. Il recevait la pratique de ceux qui se targuaient d’être les meilleurs, les plus hardis combattants.
Ces hardis combattants, à l’usage, en rabattaient beaucoup de leurs prétentions et se rabattaient, avec sagesse, sur les armes légères, bien plus maniables. Tant pis si elles étaient plus fragiles. Leurs glaives respectifs allaient à deux genres de guerriers. Deux athlètes se mesuraient en duel, le porteur des siens l’emportait, sans coup férir, sur le champion de celles de son rival. Un combat singulier opposait deux hommes de force moyenne, la victoire revenait à celui qui en maniait un ouvré par Egnibhertor. Avec de bons réflexes et un minimum d’agilité, il avait dix fois le temps de tuer son adversaire avant qu’il ait même eu le temps de se mettre en garde. Les glaives de Pewortor étaient des armes de chefs et de héros, de parade et de tournoi. Ceux de son rival, des armes. C’est pour cela que l’un avait accédé si jeune à sa haute dignité.
Egnibhertor, le seul qui eût pu en être jaloux et la lui contester, n’en voulait pas et n’y aurait pas songé un instant. Il était aussi riche, sinon plus, mais n’aurait pas, lui, élevé la voix pour revendiquer le statut de guerrier pour les siens, ni même pour soi. Il avait assez de troupeaux, de biens, de serviteurs, pour s’en contenter jusqu’à son dernier jour. Pourquoi se compliquerait-il la vie ? … Ultime argument, décisif à ses yeux, il n’avait pas d’enfant et, à en croire prêtres et sorcières, nul espoir d’en avoir un jour. À quoi bon revendiquer en faveur d’improbables (même les prêtres peuvent se tromper) descendants ! Après lui le ciel rouge des dieux !
Il n’avait fondé aucune famille, et n’en espérait plus. Les lois étaient claires. En vertu d’obscurs et lointains liens de parenté, tous ses biens reviendraient après sa mort aux enfants – l’aîné ou le fils choisi – de son rival et patriarche… Peut-être, si l’ambition de Pewortor était assez forte, ce fils deviendrait-il un jour guerrier… Pourquoi pas prêtre, avec tout le respect se rattachant à ces fonctions… S’il n’y parvenait pas, il serait au moins riche des biens de leurs deux familles. À sa place, il s’en serait contenté.
L’enfant de Pewortor ! … Il eut un petit sourire triste. Il était presque aussi virtuel que les siens. Ce n’était pas faute pour le colosse d’avoir tenté d’être père, ni d’avoir prouvé sa capacité à l’être… Mais le malheureux patriarche – sans enfant en dépit de son titre – avait joué de malchance. (Moins que ses épouses, mais un mâle n’y pense pas).
Sa première femme, une rousse odorante, saine et robuste, était morte d’un mal inconnu qui l’avait emportée dans d’atroces souffrances – mâchoires contractées, muscles de pierre tendus à se déchirer – au cours de sa grossesse jusque là aisée. Les dieux savent combien, au cours de sa maladie, il avait multiplié prières et oblations, sacrifiant, sur les conseils du prêtre-guérisseur, de ses plus belles bêtes à des divinités muettes.
Elles ne les avaient pas entendues, ou n’y avaient pas répondu. Il avait cherché, en vain, à comprendre.
Il en avait inféré deux décisions. La première, conforme, qu’il devait se remarier d’urgence. La seconde, devenue depuis lors une idée fixe, l’explication de sa prétention à se mesurer à la plus haute caste, que les prêtres ne savaient rien.
C’est son désir et son malheur extrême qui l’y avaient conduit. Il n’y aurait sans doute jamais pensé sinon. Il était, comme tous les siens, tétanisé par le respect dû à ceux du sacré. Il ne les aimait pas. Il ne s’en cachait pas. Jamais il n’aurait nié leur essence supérieure.
La conjonction de sa passion et de la suffisance incapable et avide du celui qui avait prétendu sauver son épouse et n’avait su que lui prendre ses plus belles brebis, avait été le déclic. Elle l’avait amené à son but ultime. Soudain – il l’avait expliqué à Egnibhertor un soir bien arrosé où il était en veine de confidences –, il avait cessé de croire aux pouvoirs et à la puissance des prêtres et, surtout, à leur science. Trop, celui qui n’avait su guérir sa femme pour le premier, ne méritaient pas d’exercer leur sacerdoce. Les dieux les jugeaient indignes d’être médiateurs entre eux et les humains, ou investis d’une parcelle de leur pouvoir. Ils se refusaient à exaucer leurs prières. Les maîtres du métal réussissaient, eux, chaque jour, le prodige de transformer certaines pierres, choisies et traitées selon un rituel long et secret, préservé d’âge en âge, en armes et insignes… Et il n’y avait pas de ratés, pas de victimes innocentes d’un homme trop léger pour le grand pouvoir qu’il prétendait maîtriser. Entre les guérisseurs ou augures, bien peu efficaces, et les forgerons, auteurs sans faille du plus mystérieux changement, les vrais prêtres, animés de l’étincelle divine, n’étaient pas ceux qui en portaient le titre.
Il l’avait, dans le secret de son cœur, ressassé et léché bien des lunes. Mais, homme jeune ayant prouvé sa parfaite capacité à engrosser son épouse, il avait suivi les traditions et la nature. Malgré ses soucis et l’agitation de ses pensées, son remariage n’avait pas tardé… Son second veuvage non plus… Un veuvage tout ordinaire. Pendant son absence, sa femme, à la grossesse elle aussi prometteuse, n’était un soir pas rentrée. Il n’avait su son sort qu’à son retour, quand il s’était étonné de ne pas la voir l’accueillir. Elle était tombée dans un trou d’eau profond et sans margelle où elle venait puiser quand les sources étaient taries ou qu’il faisait trop froid. C’était un accident assez commun. Son mépris des prêtres n’avait pu causer ce malheur, avertissement des dieux bafoués dans la personne de leurs servants.
Il ne prit, cette fois, qu’une décision. Il se résolut à une troisième union. Il n’aimait pas, n’aimerait sans doute jamais cette femme, mais l’avait engrossée dès leurs noces. Forte comme un vieux chêne, issue d’une bonne lignée féconde en mâles solides (C’était leur seule fille, c’était son seul charme), elle représentait son nouvel espoir d’enfanter un fils vigoureux et digne de lui. Jusque là, malgré sa richesse, elle était son bien le plus précieux.
Quand ils étaient partis, sitôt finie la saison froide, toutes les apparences d’une grossesse facile étaient là… Cela faisait plus de quatre lunes. Egnibhertor pensa à sa vieille épouse. Serait-elle là pour lui apprendre la mort de celle de son ami, comme deux fois déjà, ou pour lui faire partager sa joie de la naissance d’un héritier ?
Cet héritier, qui serait peut-être ce que son père rêvait, ce que lui, Egnibhertor, n’osait même plus rêver : un guerrier, un prêtre… un roi ?
Bhagos le distributeur lui avait pris ses deux premiers enfants avant même leur naissance. Il connaissait les légendes sacrées. Il y avait là plus qu’un signe… une promesse.